Dans le travail que je fais sur moi, j'ai récemment réalisé qu'il me manquait des pans entiers de transmission de mes grand-parents. Pourtant je les ai bien connus, jusqu'à mes 4 arrière-grand-parents maternels que j'ai eu la chance de voir aux fêtes de famille et en vacances jusqu'à mes années d'école primaire. Mais voilà, l'essentiel de cette famille vivait dans un autre monde. Je ne peux pas décrire ce monde avec des mots, car on ne m'en parlait pas; mais je l'ai vu avec mes yeux d'enfant. Les photos racontent ce que j'ai vu, quand j'arrive à mettre la main dessus... on ne prenait pas les photos du quotidien. En voilà deux.
Même leur langue ne m'était pas transmise. Ma mère a suivi l'armée une partie de son enfance et comprend le breton de ses parents mais ne le parle pas. Mon père a pris en grippe sa langue maternelle dès sa première semaine d'école, quand tout fier d'avoir fini son travail il s'est écrié "j'a fini!" et a fini effectivement... au coin pour avoir mal parlé en français. La langue de ses parents était la langue des ploucs. A ne pas transmettre, sous aucun prétexte.
Le métier de ses parents aussi était le métier des ploucs. Il était temps de passer dans un autre monde, celui du progrès. A cette époque, on a arrêté de parler de paysans, ils sont devenus agriculteurs (Les petites exploitations du Centre Ouest Bretagne - Etude d'Olivier Pousset en 2005, p.29). Le paysan, c'est le gardien du pays (et du paysage), il est d'un autre temps. L'agriculteur est un savant qui cultive la terre avec les moyens scientifiques et techniques les plus modernes (idem pour l'éleveur). Les Bretons n'ont eu de cesse que de rattraper leur retard, à peine électrifiés (de mémoire, en 1951 pour la ferme de mon père), pour s'engager à fond dans une agriculture moderne et productiviste qui nous a amené la sécurité et la diversité alimentaires.
La vidéo ci-après, une interview TV des années 1960, est édifiante à ce point de vue: remembrement en Bretagne. En 1960 l'exode rural était une réalité terrible au Centre Bretagne. Les jeunes ne restaient plus au village, en particulier les plus travailleurs et les plus intelligents qui trouvaient de meilleures conditions de vie ailleurs. Il paraît terriblement naïf, cinquante après, de croire que d'abattre les talus (autrement dit, sacager le bocage, car c'est bien ce qui s'est passé) allait convaincre plus de jeunes de s'installer dans des exploitations agricoles plus grandes et plus modernes. Mais ce document en témoigne...
Ma famille maternelle a vendu la plupart des terres à cette période pour prendre une retraite tranquille dans une maison avec le confort moderne (eau, gaz, électricité, toilettes, carrelage, et le chauffage central en option). Dans ma commune d'origine de ce côté maternel, le remembrement a été effectué très efficacement. Quand j'étais adolescente j'y déprimais pendant les vacances, au milieu des élevages industriels de poulet et des grands champs délavés par les pluies d'hiver qui puaient l'épandage de lisier pendant toutes les vacances de Pâques. On ne pouvait déjà plus boire l'eau du robinet. Même l'étang dont la commune "station verte de vacances" était si fière donnait sur un abattoir industriel, dont les déchets descendaient à ciel ouvert. Horreur. Cette région nourrit encore l'Europe, avec un revenu moyen par ménage de 1000 euros mensuels. Un autre monde.
Et là... j'ai un blanc. La commune d'origine de mon père n'a pas remembré. Pourquoi? quelle était la position de mes grand-parents sur ce sujet? dans quelle mesure l'absence de remembrement des minuscules parcelles exploitées par la famille, entourées d'épais talus boisées et pleines de morceaux de granit dont certains font plusieurs m3, a-t-il découragé la reprise de la ferme par mon oncle (devenu manoeuvre comme dans la vidéo... cela devait payer plus!)? Comment mon grand-père interagissait-il avec ses enfants, dont deux sont devenus universitaires grâce aux bourses mais gardent à jamais le mauvais souvenir de leur contribution aux corvées des foins, des moissons et de la récolte des patates qu'il leur demandait à leur retour l'été?
Je n'en sais rien... Nous ne faisions que passer les voir une demi-journée ou le temps d'un repas de famille. Ce monde-là n'était pas pour nous. Aujourd'hui je me rends compte que je ne sais rien de ce grand-père que j'ai embrassé petite pourtant. Usé par la vie, les rhumatismes, tout courbé, rétréci par les années, il n'avait plus d'espace que pour sa voix: il parlait fort, trop fort, mais toujours en breton pour les sujets personnels avec mon père. Je n'ai rien entendu, rien retenu de lui.
Est-ce que j'aurai le courage d'interroger mon père sur ces questions qu'il a lui-même enterrées dans sa mémoire?
Comment un homme peut-il vivre sereinement le déni par ses enfants les plus brillants des valeurs que ses ancêtres lui ont patiemment transmises depuis des générations (du 16e au 18e, la majorité de ses homonymes étaient déjà paysans dans sa commune)? comment a-t-il vécu l'agonie de son village, tombé de 1500 à 500 habitants entre sa naissance et son décès? Quel respect ancestral puis-je construire concrètement sur son souvenir aujourd'hui, alors que je n'ai aucun héritage spirituel, intellectuel, seulement les gènes et l'héritage émotionnel de la honte qui a toujours été une évidence, et celui de la colère que je devine avec le recul que j'ai pris aujourd'hui?
Les femmes de ma famille, en particulier maternelle, m'ont transmis bien des valeurs sur lesquelles je construis encore ma vie au quotidien. Les mutations du siècle dernier n'ont pas changé les liens sacrés de la maternité, et elles ont sû les accompagner de bien d'autres messages porteurs de sens. Mon grand-père maternel m'a aussi donné une autre vision de la culture bretonne, dont il appréciait particulièrement le folklore et la musique; c'est chez lui aussi que j'ai lu Pierre-Jakez Helias et de jolies légendes. Mais côté paternel... le vide. En fait, la seule valeur universelle que tous les pans de ma famille m'ont transmise avec une constance admirable était:
"Travaille bien à l'école, et tu réussiras".
Ce que j'ai fait.
Mais il me semble que je pourrais revendiquer un autre héritage... je n'ai plus guère d'autre choix que de l'imaginer. Sans doute le moment de créer un autre papyrus...
Peut-être aussi que ce remue-méninges n'est pas par hasard en coincidence avec l'arrivée de son premier arrière-petit-fils fils de paysan. Je me méfie des hasards, maintenant. Ma soeur a choisi cet autre chemin de vie, les pieds dans le bocage... et je me demande quel sera le destin de mon petit neveu au prénom 100% breton, qui va être nourri aux paniers bio par sa maman universitaire, tout en accompagnant son papa sur son tracteur d'agriculteur conventionnel d'ici quelques années! Réconciliation? en tout cas, bienvenue petit bonhomme, je te souhaite beaucoup de fierté de tes différents héritages!
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